Ecriture chinoise



Jiapei Meng Desannaux,

professeure de langue et culture chinoises.

Née dans la province de Shandong en Chine,

vit et travaille en Matheysine.

L’enfant chinois devant l’écriture

Si je dis « Quand j’étais petite... », on rit autour de moi car j’ai le ton, paraît-il, d’une très vieille dame dont le monde n’est plus.

J’ai vécu les vingt premières années de ma vie en Chine sans vraiment me rendre compte que mon pays traversait de grands bouleversements : début de la politique de l’enfant unique, nouvelle ère industrielle et essor économique, exode rural, guerre froide et ouverture à l’Occident… Non sans souffrances et sans déchirures, nous avons connu en deux décennies les transformations de deux siècles en Occident.

J’ai gardé au fond de moi de tendres souvenirs de mon enfance : les maisons traditionnelles construites par mon grand-père et mon père autour d’une jolie petite cour intérieure où s’abritaient nos trois générations ; le quartier où tout le monde se connaissait ; la bande des enfants dont je faisais partie, qui se faisaient garder de famille en famille sans craindre le moindre danger… Ces endroits où je ne peux plus retourner, ces quartiers entiers rasés avec leurs traditions dans les années 90 ont laissé place à la ville moderne.

Finies ces fêtes de la lune où, dans la nuit noire, les enfants montraient avec fierté la pâtisserie confectionnée avec art par la grand-mère, en chantant « Ma galette de la lune, une mesure de blé pour en faire une ! »

Il y a eu aussi des cauchemars, plus grands que de me retrouver tremblante et sans voix devant une maîtresse terrifiante : l’angoisse de ne pas voir mon père revenir de la manifestation à Tian an men en 1989, ou ce sentiment accablant de porter un masque en permanence devant les autres sans pouvoir m’exprimer...

Venue en France poursuivre des études en linguistique, j’y suis restée. J’y ai passé la majorité de ma vie d’adulte. Ces images me reviennent encore, le jour ou dans les rêves, parfois avec les cris joyeux et l’odeur de la cuisine parfumant la cour et les rues et parfois l’envie de fuir, écrasante et sombre. L’âme chinoise, charmante et détestable à la fois, est forgée de tout cela, avec son histoire et son identité unique, je ne la rejette pas. Voilà pourquoi au milieu d’un monde de plus en plus uniforme, je reprends mon pinceau de plume et me réapproprie ces pratiques ancestrales, redécouvrant leurs raisons d’être.


Signifier

Au temps de la dynastie Xizhou (environ 1046-771 av JC), les enfants d’âge scolaire, principalement les fils des nobles, devaient apprendre six matières, appelées « les six arts » : rituels et règles de comportement, musique, tir à l'arc, direction de chars et de chevaux, lecture et écriture, mathématiques.

Depuis des milliers d’années en Chine, l'écrit constitue la base de l'éducation traditionnelle. Cet apprentissage modèle le corps et l'esprit de l'enfant chinois dès son plus jeune âge, mettant l’accent sur la maîtrise de soi, la coordination des deux cerveaux, l’art de vivre (ou slow culture), l’attachement à la tradition.

Mais le régime communiste (1949) puis la révolution culturelle en Chine (entre 1966 et 1976) ont fortement influencé la génération de mes parents. Toute pratique faisant référence à la tradition était considérée comme obstacle à la modernisation du pays et systématiquement rejetée. Aujourd’hui les jeunes générations tentent de renouer ce lien à leur racine, dans tous les sens du terme, notamment dans le domaine de l’écriture.


L'outil de l'écriture, la maîtrise du corps et de l'esprit

Tout comme pour la médecine chinoise, l’apprentissage de l’écrit ne consiste pas en un savoir ou un savoir-faire mais concerne la personne dans sa globalité. En Chine, beaucoup d'ustensiles demandent une certaine habileté, une coordination corporelle fine, un apprentissage laborieux et long. Les outils, multifonctionnels, s’adaptent à toutes sortes de situations. C'est le cas des baguettes, du wok, du couteau de cuisine… et du pinceau, instrument traditionnel dominant depuis bientôt 4000 ans.

baguettes chinoises

wok

couteaux chinois

pinceaux chinois

La maîtrise du pinceau exige de la dextérité, de la délicatesse, contrairement au stylo qui est rigide. L’écriture en appelle à tout le corps : dos, poignet, coude, hanche. L'esprit reste concentré et paisible.


Le stylo est nettement différencié de l'outil de la peinture, il demande une maîtrise du poignet bien plus simple, l'aspect fonctionnel prédomine, privilégiant l'efficacité. Avec le pinceau, l'accent est mis sur l'aspect esthétique de l'écrit, l'état émotionnel de l'auteur, la calligraphie fait souvent partie intégrante d'un tableau artistique.


Comme je l’ai dit plus haut, la transmission de la tradition a été interrompue dans les années 1960. L’utilisation du pinceau a été quasiment absent pour ma génération. A l’entrée à l’école, j’ai appris l’écriture chinoise avec un stylo. Ce fut un grand regret. Aujourd’hui, comme beaucoup de mes camarades, je réapprends le B-A-ba de cette pratique comme une activité culturelle qui me rapproche de mes racines.

Co-fonctionnement du cerveau droit et du cerveau gauche

Le cerveau gauche est associé aux fonctions cognitives telles que l’abstraction, l’analyse, la description, le langage. Le cerveau droit à l’imagination, la perception globale, le ressenti, la création artistique.

L’écriture chinoise mobilise donc les deux cerveaux, elle réunit à la fois l’aspect abstrait des signes langagiers et l’aspect imagé du dessin en un seul objet : l’idéogramme.


Pour enseigner l’écriture aux enfants, les aider à saisir le sens abstrait et à apprendre les signes, on utilise souvent les images contenues dans les idéogrammes. Les deux cerveaux sont activement impliqués dans l’apprentissage.

Les enfants doivent non seulement écrire de façon juste, mais aussi de façon esthétique. Lors des examens scolaires, une jolie écriture rajoute des points au résultat final.

Le système d’écriture français indique les sons de la langue sans lien avec le sens du mot. Des règles de transcription rigoureuses définissent le rapport entre l’oral et l’écrit. Par exemple: le mot “homme” transcrit le son /om/. Tandis qu’en chinois, le mot “homme” est composé de “champs + force”, image de quelqu’un qui travaille dans le champ.

Ces deux systèmes d’écriture mettent en évidence des façons de penser différentes


La « slow culture », art de vivre

Dans ce monde actuel où les technologies dominent nos façons de vivre, où le mot d'ordre est productivité, efficacité, l'individu perd souvent sa personnalité ou le sens de la vie. Depuis quelques années, face à ce monde de « fast » : fast food, fast fashion, fast shopping...

Un contre-courant s'est levé, la « slow culture » ou mouvement slow. Tout le contraire de « fast » : on prend le temps de faire les choses, d’apprendre, d'apprécier, de vivre tout simplement.

Geste quotidien utile, art dont l'auteur tire jouissance et satisfaction en le pratiquant, l'écriture chinoise, plurimillénaire, vient justement s'accorder avec ce courant contemporain. Bien sûr du point de vue « économique », il n'est pas très « rentable » d'apprendre à écrire les idéogrammes, ni même de les utiliser. Et la maîtrise de l’écrit se trouve fortement menacée par l’utilisation massive des nouvelles technologies: ordinateur, tablette, smartphone… Car on n’écrit plus à la main, on a recours à un système phonétique pour taper sur le clavier. Beaucoup de jeunes chinois se trouvent aujourd’hui incapables d’écrire manuellement leur langue. Comment relèveront-ils le défi de l'ère numérique pour préserver leur écriture, cet héritage si précieux qui s’exprime comme une autre voix dans le monde ?



atelier de calligraphie

C'est bien toute la culture traditionnelle et l’identité même des chinois qui est en jeu. Préserver l’apprentissage de l’écriture est un vrai défi dans cette société chinoise d'industrialisation et de consommation.

La calligraphie, art à part entière en Chine au même titre que la peinture, la sculpture, compte de plus en plus d’adeptes. Face à des syndromes de la société moderne comme stress, angoisse ou dépression, sa pratique aide à réguler les émotions et apporte un bien-être intérieur, elle peut même être thérapeutique.


D’autres pratiques typiquement chinoises sont aussi imprégnées de cet esprit de “slow culture”. J’en donne ici deux exemples:

• préparation des raviolis chinois: on prépare en famille les raviolis chinois autour d’un grand plan de travail le soir du réveillon du nouvel an traditionnel. C’est un grand rituel. Les nombreuses tâches autour de cette préparation fait que tout le monde doit mettre la main à la pâte, même les plus jeunes. La maison se transforme en atelier de cuisine. Mais préparer les raviolis chinois n’est pas seulement cuisiner. C’est aussi un jeu en famille qui renforce le lien affectif, c’est un plat de fête qui amène la saveur et la couleur à la vie.

• une autre pratique typiquement chinoise : tout en bavardant, grignoter des graines de tournesol, savourer ce sentiment d’avoir du temps devant soi, voir le temps s’écouler au rythme des cosses accumulées, trouver un sens à ce geste de partager une petite chose patiemment.

préparation des raviolis chinois


Les graines de tournesol, une tradition de longue date

Attachement à la tradition

L’apprentissage long et laborieux de l’écriture nécessite une présence constante de la part de l'enseignant. Il est respecté comme un père, représente un modèle de proximité qui influence l'élève par son comportement et son caractère, au-delà de la transmission du savoir.

L'écriture beaucoup plus complexe pour l’enfant chinois que le système alphabétique pour le jeune occidental, explique cette relation d'attachement fort et durable de l’élève à son maître.

Le respect de la tradition est très important dans l'éducation chinoise, il suppose l’intégration des règles imposées par l'autorité. L'apprentissage est en lui-même un processus d'assimilation de règles et d’imitation de différents styles reconnus comme normes :

L'enseignant explique à l'élève, en paroles et en gestes, comment écrire.


L’enfant lit d’abord le texte puis repassant sur les pointillés d’un style standard, il mémorise la forme et les traits d’un mot avant de l’écrire d’un seul geste, sans interruption.


Enfin, il copie un texte en imitant le style d’écriture donné.

Un proverbe dit : “Les caractères chinois normalisent l’âme.” Il est également reconnu dans le milieu éducatif taiwanais que “si les enfants pratiquent la calligraphie chinoise, ils ne seront pas dégénérés, auront de bons résultats à l’école et seront très peu touchés par la délinquance.”

On reproche parfois à la culture chinoise trop de normes qui étouffent la personnalité, l’autonomie de l’individu. Là aussi il y a un équilibre à trouver entre la tradition et la créativité personnelle, entre le respect des règles et la liberté individuelle. Dans mon parcours, j’ai eu de très bons professeurs qui ont forgé mon caractère, avec qui j’ai toujours gardé contact ; d’autres, trop durs, m’ont abîmée. Mais dans tous les cas, c’est bien à l’école et grâce à l’écriture que j’ai appris le respect et la soumission à l’autorité comme la conscience d’autrui.